Versailles sous influence espagnole

Le 13 avril 1655, le Parlement de Paris était réuni pour examiner les sommes nécessaires au financement de la politique étrangère. Certains magistrats se montrent rétifs. Soudain, le roi Louis XIV, qui avait alors 17 ans, fait irruption dans la salle. Il a passé la journée à chasser au bois de Vincennes et n'a pas encore changé de tenue ; il a toujours les bottes aux pieds et une cravache à la main. Il s'adresse à l'assemblée sans ambages, lui rappelant les entraves qu'elle vient de mettre contre certains édits et les conséquences fâcheuses de cette attitude sur le pays. “Je suis venu pour empêcher qu'une telle situation ne se reproduise”, lance-t-il. Le président du Parlement ose évoquer les intérêts de l'Etat et le roi lui fait cette réplique cinglante : “L'Etat, c'est moi”.

L'anecdote est jolie, mais sans doute fausse. En revanche, il est clair que cette formule correspond bien au tour que prend la vie politique française au milieu du XVIIe siècle, avec la mise en place d'un régime où le monarque impose sa volonté à tous et s'identifie avec la nation.

Le jeune Louis XIV n'a jamais oublié l'humiliation qu'a été pour lui de devoir fuir de Paris en cachette, par une triste nuit d'hiver. Il n'a pas oublié non plus les allées et venues à l'intérieur de la capitale, ainsi qu'entre Paris et plusieurs villes de province, pas toujours très sûres, où il ne savait d'avance comment la cour allait être accueillie. Cette période d'incertitude aura pour point d'orgue la guerre civile du printemps 1652, et enfin le retour triomphal à Paris, à l'automne de la même année.

A ce moment-là, Louis XIV avait 14 ans, et Mazarin s'était vu obligé de quitter le royaume. C'est alors que le monarque pour la première fois manifeste son autorité en donnant l'ordre d'emprisonner le cardinal de Retz, chef de la Fronde. La cour est restée stupéfaite face à la détermination du roi, qui avait dissimulé ses intentions jusqu'au dernier moment. C'est vers cette époque qu'a dû naître en lui la volonté de tenir à distance les Grands et autres corps politiques du royaume. En 1653, Mazarin reprend la tête du gouvernement, mais à sa mort, en 1661, Louis XIV proclame solennellement : “Je ne veux point de premier ministre” et va dès lors gouverner seul, et c'est seul qu'il va exercer l'autorité suprême, devenant la source unique du pouvoir. Le roi choisit ses collaborateurs en dehors de la famille royale et de la haute noblesse, signifiant ainsi sans équivoque qu'il ne veut partager le pouvoir avec personne. Les ministres et les secrétaires d'Etat préparent les mesures du gouvernement et les font appliquer. Un ensemble de Conseils continuaient à conseiller le roi dans certains domaines, mais tout se faisait au nom du monarque et rien ne pouvait être décidé contre sa volonté. C'est ce qu'on en est venu à appeler “l'absolutisme”, une forme de gouvernement personnel, sans le moindre contre-pouvoir.

Ce régime politique, Louis XIV va le maintenir jusqu'à sa mort. Aboutissement d'un long processus historique, l'absolutisme constitue le point de départ de cette tradition française qui voit dans l'Etat le garant des intérêts supérieurs de la nation contre les égoïsmes des classes privilégiées. Les jacobins de 1789 en reprendront le flambeau, renforçant le centralisme politique en vue de surmonter les particularismes économiques et régionaux.

Dans son livre La France espagnole. Les racines hispaniques de l'absolutisme français (Seuil, 2003), Jean-Frédéric Schaub met en évidence un fait resté méconnu ou sous-estimé jusqu'à une date récente : la France de Louis XIV s'est formée contre l'Espagne, tout en essayant de l'imiter. L'ambition de Louis XIV fut de prendre la place de l'Espagne en tant que puissance hégémonique européenne et comme protectrice de l'Eglise romaine, ce qui ne laisse pas de surprendre, car la France, depuis l'époque de Charles Quint, considérait l'Espagne comme son pire ennemi, et pour la combattre elle n'avait pas hésité à s'allier plusieurs fois avec les princes protestants d'Allemagne ou avec des puissances également protestantes comme la Suède. Or, depuis les traités de paix de Westphalie (1648), l'Espagne avait cessé d'exercer l'hégémonie en Europe. Louis XIV revendiquera ce rôle pour la France, héritière pour ainsi dire de la politique inaugurée par Charles Quint et poursuivie par Philippe II. Il s'agissait dès lors de prendre la relève de l'Espagne. Pour comprendre ce qui pourrait sembler paradoxal, il ne faut pas oublier que de nombreuses réalisations du royaume de Louis XIV, qu'il s'agisse de la gestion de la nation ou des aspects diplomatiques, sociaux, économiques et même religieux, sont inspirées des modèles espagnols. Le monarque lui-même était, par sa mère Anne d'Autriche, petit-fils de Philippe III et neveu de Philippe IV ; en outre, il a épousé une cousine, l'infante Marie­‑Thérèse, qui était la fille de ce dernier. Cet héritage espagnol a dû influer sur le tempérament, la pensée politique et les conceptions diplomatiques d'un roi qui rêvait de laisser à la postérité une image de grandeur et de gloire.

Les influences espagnoles - jamais de simples imitations, mais des adaptations subtiles à l'idiosyncrasie française - s'observent surtout dans trois domaines : la Cour, la politique religieuse et l'ambition d'hégémonie. Deux des aspects les plus importants du gouvernement de Louis XIV, l'étiquette et la cour de Versailles, ont de toute évidence des antécédents espagnols. Charles Quint, élevé en Flandres, était très attaché aux coutumes de la cour de Bourgogne, si portée à la magnificence, à l'idéal de la chevalerie et à l'étiquette. C'est lui qui a introduit en Espagne le cérémonial de la cour. Il s'agissait de marquer la distance qui séparait les rois des autres pouvoirs et des sujets. Ce cérémonial s'est répandu depuis l'Espagne dans le reste de l'Europe. L'étiquette de Versailles, imposée par Louis XIV, est très nettement d'inspiration espagnole. Ou plus précisément bourguignonne.

Louis XIV n'aimait pas Paris, la ville lui rappelait les tristes années de son enfance. D'où l'idée d'abandonner le Louvre comme résidence officielle pour installer le gouvernement et la Cour à une certaine distance de la capitale, dans un palais construit à cet effet : Versailles. On pense à Philippe II qui abandonne l'Alcazar madrilène pour faire édifier à une certaine distance l'Escorial. En réalité, il s'agit de deux réalisations très différentes. L'Escorial a été conçu comme un monastère, et accessoirement comme une bibliothèque et un musée, mais n'a jamais été considéré comme la capitale du royaume, le siège du gouvernement ou la résidence de la cour. Versailles, au contraire, est tout à la fois capitale, siège du gouvernement, résidence de la cour, et donc lieu mondain. Les nobles avaient l'obligation morale de vivre à Versailles, dans l'attente de quelque pension ou grâce royale ; entre-temps, ils se ruinaient pour la seule satisfaction de contempler le monarque, et à des rares occasions, d'échanger avec lui quelques mots.

A l'Escorial, l'église occupe le centre de l'édifice ; à Versailles, la chapelle est située dans une aile éloignée, comme si elle était un simple satellite du trône. Il est clair qu'à Versailles le roi est le dieu que tous vénèrent. Le château de Versailles devient la résidence du roi et de la cour à partir du moment où s'achève sa construction, en 1682, et ce jusqu'en 1789. Un tel éloignement de Paris, capitale économique, sociale et culturelle du royaume de France, ne constituait pas seulement une mise à distance géographique : il portait en germe le divorce entre monarque et son peuple. A la longue, une telle séparation physique allait finir par avoir des conséquences dramatiques et provoquerait une révolution.

Louis XIV aimait la gloire militaire et il mit en œuvre une politique étrangère très offensive : soit pour récupérer des territoires dont il estimait qu'ils entraient dans l'héritage de son épouse espagnole, Marie-Thérèse (Lille, Cambrai, Douai), soit pour conquérir des provinces et des villes qu'il jugeait nécessaires pour compléter ou assurer l'unité nationale (Franche-Comté, Strasbourg). En 1700, en acceptant le testament de Charles II, par lequel celui-ci transmettait à son petit-fils, le futur Philippe V d'Espagne, les territoires formant la monarchie espagnole, Louis XIV doit affronter presque toute l'Europe en une guerre longue et coûteuse. Il arrive en partie à ses fins avec le Traité d'Utrecht (1713), réalisant son rêve de puissance hégémonique en Europe. Les Bourbons vont régner en Espagne, mais la France sort du conflit épuisée par tant de guerres. Malgré ce triste dénouement, Louis XIV continue à occuper une place privilégiée dans l'histoire de France en raison du faste de ses réalisations et de la prééminence qu'a atteint la France : sa civilisation, sa langue et sa culture seront un modèle pour toute l'Europe et donneront le ton aux élites pendant une grande partie de l'époque contemporaine.

Article de Joseph Pérez publié dans la revue La Aventura de la Historia, le supplément du journal El Mundo, en septembre 2015.

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