Versailles s'expose

Par André Tubeuf

Le Roi est mort en 1715. Trois siècles d’Histoire ont passé, qui habituellement seraient autant de siècles d’oubli. Mais Versailles empêche, tombeau que Louis XIV a élevé à sa propre intemporalité, et qui  continue d’imposer l’image inimitée d’un pouvoir à la fois autocrate et architecte, propre à attirer et fasciner les foules du monde entier. Versailles 2015 n’a pas manqué à son devoir de mémoire. C’est comme si l’exposition « le Roi est mort » nous faisait marcher avec les milliers de sujets en cortège, la nuit, contournant Paris jusqu’à Saint-Denis, dernière demeure des Rois. Tant pis pour une rumeur qui a trop circulé, ces funérailles ont été tout sauf clandestines, volées. Et les voilà, en image, publiques, saisissantes. Comme Piranèse inventait ses Prisons, on entre ici dans une mise en scène, grandiose "invenzione" signée Pier Luigi Pizzi : un ensevelissement qui est élévation, toute la hauteur d’un escalier, avec catafalque, candélabres et plumets.

La majesté prenant le deuil ne regarde pas à la dépense : mais ce noir et argent là, c’est à la fois économe et d’élégance suprême. En une demi-heure on aura visualisé le cérémonial, et vu de près tout ce qui est détail : les gantelets funéraires, vingt médailles d’or résumant un règne, l’incroyable portrait d’un Louis XIV de 65 ans fait de cire et de cheveux, les instruments de l’autopsie et jusqu’à la plaque de cuivre du cercueil, dont les profanateurs de Saint-Denis avaient fait une… casserole. Nous aurons vu dans quel strict protocole de tenues et de couleurs princes du sang et simples courtisans prenaient le deuil. Nous aurons vu aussi comment la République jalouse emboîte le pas, avec ses funérailles au Panthéon. Une impayable croûte (d’un Georges Bertrand) déploie sur tout un mur celles de Sadi Carnot : voulant faire pompeux, la République ne sait faire que pompier. Le visiteur repart plus riche de cent détails vrais, parlants, qui ne sont ni dans les manuels savants ni dans les survols télévisuels. Une telle exposition devrait faire le tour du monde. Elle saurait montrer le Versailles le moins attendu et officiel ; le plus criant de vérité.

Non moindre devoir de mémoire : cet autre patrimoine, la musique. Le Nôtre a pourvu aux façades et jardins, et pour sa Chapelle aussi Louis XIV s’assurait l’élite. Mais si tout le monde connaît Le Nôtre, qui hors Versailles connaît Charpentier (Marc-Antoine), qui sonnait comme Poussin peint ? Et le souverain De Lalande ? Le premier a conçu les plus belles plaintes du monde pour les Funérailles de la Reine Marie Thérèse, et Lalande dirigera pour la mort du Roi son propre ineffable "De Profundis". Les premiers soirs de l’exposition, la Chapelle Royale a permis d’entendre dans Charpentier les Pages et Chantres aujourd’hui formés à Versailles même, au centre de musique baroque ; puis dans Lalande, conduisant son ensemble Pygmalion, Raphael Pichon, 31 ans, notre wonder boy du baroque, qui lui même a tout appris ici. La Chapelle Royale mise en ténèbres par Bertrand Couderc, qui a fait des lumières pour Chéreau, les Pages qu’on devine à la tribune, le plain-chant à la fois grégorien et gallican d’ombres solistes tout en noir, le tambour en bourdon qui ponctue le silence, ce chœur et ces instruments contre l’or magique de l’autel qui luit à peine, dans le plus solennel exercice qui soit de la ferveur : qui une fois a vu et entendu cela voudrait que le monde entier en ait une idée. La TV certes peut préférer survoler Versailles, et on veut bien croire que Pygmalion ne puisse enterrer Louis XIV à la Chapelle Royale tous les soirs. Mais à quoi sert le DVD, s’il ne fait pas rayonner une telle réussite tout le temps et partout ?